(à lire ou à écouter : le 13ème épisode de ma chronique sur Radio anthropocène, lien audio dessous)
Nous nous croisons régulièrement les uns les autres dans les ascenseurs, nous échangeons fréquemment quelques regards, voire quelques mots à l’occasion des transactions monétaires concernant produits et services, et il nous arrive d’aller beaucoup plus loin : nous formons des couples, des binômes, des trouples, des quadruples, des familles, des groupes, des équipes, des bandes organisées et – au-delà – des entités encore autrement plus importantes et géométriquement complexes que je ne serais probablement pas capable de saisir ou de décrire.
Bref – nous sociabilisons sans cesse et pour toutes sortes de raisons, et cette activité intense, effrénée nous fait parfois oublier les bases de la pratique. Eh oui – ce sont souvent les choses les plus évidentes qui réussissent à passer inaperçues, qui parviennent à se faufiler dans les angles morts de notre perception du monde. […]
Ainsi, ai-je remarqué, nous avons tendance à nous considérer, un peu naïvement : seuls.
Non pas « seul au monde » – je ne veux nullement parler du sentiment de solitude – ce qui m’intéresse, là, c’est cette idée particulièrement répandue d’être une seule et unique personne, d’occuper une seule et unique place au restaurant ou dans une assemblée, d’avoir un seul et unique visage, certes : changeant, mais néanmoins stabilisé, récurrent. Un visage que l’on amène dans une réunion et avec lequel on repart quatre heures plus tard pour faire autre chose comme si de rien n’était.
Hélas, hélas – à bien regarder – nous ne sommes jamais seuls. Partout où nous allons, quoique nous fassions, des reflets de nous-mêmes nous accompagnent, des sortes de fantômes, que nous sommes les seuls à ne pas voir mais que nos interlocuteurs perçoivent très bien, puisqu’au moment précis où nous leurs adressons la parole pour dire « Ah non, madame, ça risque d’être compliqué » – m’enfin que sais-je, peu importe – à ce moment précis où notre corps et notre visage expriment une attitude bienveillante ou hostile, à ce moment exact quelque chose qui nous accompagnait, qui nous collait à la peau jusque-là, se détache de nous pour vivre en quelque sorte sa propre vie. Appelons cela, faute de mieux, un fantôme.
Quoiqu’il en soit, cette nouvelle entité accompagnera désormais notre interlocuteur sur son propre chemin de vie. Regardez bien en sortant de votre rendez-vous ! retournez-vous, et vous verrez votre interlocuteur s’en aller avec au moins un personnage, peut-être un peu flou, peut-être un peu grotesque ou caricatural, mais qui vous ressemble bien un petit peu. Et parfois carrément plusieurs personnages qui vous ressemblent chacun à sa façon !
Voici où je voulais en venir : nous sommes toujours plus nombreux plus nombreuses que ce que nous croyons. Toute une foule potentielle nous accompagne. On se déplace en meute. Et il serait temps de reconnaitre que certains de nos avatars ne sont pas toujours bien intentionnés. Ils suivent nos interlocuteurs chez eux, à la maison, marchent sur la moquette avec leurs chaussures pleines de boue, se servent dans le frigo sans rien demander, se vautrent sur le canapé tout en posant des questions indiscrètes voire carrément gênantes. Ou pire ! Ils menacent, ils formulent des reproches, ils insinuent, ils insultent, ils agressent. Vous voyez bien, n’est-ce pas ?! C’est très compliqué de s’en débarrasser !
Que peut-on y faire, me direz-vous. Justement, j’allais y venir. Ce n’est pas une mince affaire. Mais nous ne sommes pas non plus entièrement démunis. Il semblerait, d’après les manuels d’exorcisme que j’ai pu consulter, le fameux « Exorciser le quotidien » notamment, sorti récemment en éditions de poche – il semblerait que cela demande un peu d’attention, et un peu de coopération.
Du côté de la source, de l’émetteur de fantômes – il est recommandé de veiller à ce que nos attitudes, nos faits et gestes laissent peu de place aux entités maléfiques, qui profitent de chaque grimace et posture négative pour se jeter sur notre interlocuteur. Il s’agit de produire, faute de mieux, des fantômes paisibles.
Du côté des récepteurs – c’est un peu plus compliqué puisqu’il y a d’ores et déjà un certain engagement émotionnel. Néanmoins, parmi les recettes de grand-mère, pour aller vite, il est conseillé de mettre le fantôme nuisible devant le seul argument auquel il ne peut résister : il faut lui indiquer, calmement mais fermement qu’il est un fantôme, donc un être dénué de toute volonté propre. Ce qui a pour conséquence sa dissolution immédiate ou progressive.
Bon, comme d’habitude, tout cela semble toujours plus simple à dire qu’à faire, mais avec un peu d’entraînement, il est permis de presque tout espérer.